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Frantz Fanon « Les damnés de la terre »

mardi 7 décembre 2010

Je veux juste la paix en Côte d'Ivoire pour enfin faire le deuil de mon frère

La situation politique post-élection présidentielle de Côte d'Ivoire a suscité une autre forme de correspondance qui, malheureusement, divise les amis les plus proches. Ainsi, la réponse de Me Emmanuel Yao : "Pour le respect que j'ai pour toi ne m'envoie plus ces choses concernant Gbagbo. Ceux qui sont assurés qu'il est normal qu'on invalide 9 départements n'ont pas les mêmes préoccupations que tous ceux qui moralement sont indignés. Attendons la suite  pour voir." amène la dynamique femme d'affaires ivoirienne Victorine Nemet à tenter d'expliquer à son ami, l'avocat, son ressenti et le deuil qu'elle n'a pas encore fait depuis l'avènement de la rébellion.

Manu mon ami, mon brillant Avocat,

J'ai (comme tu peux le constater), mis quarante huit bonnes heures pour trouver les mots qu'il me faut pour te restituer mes maux face aux maux des 9 départements invalidés au cours des élections qui viennent de se tenir et occupent encore l'actualité de notre beau pays.

Je n'avais que DEUX ANS quand, un matin, j'ai été inscrite et emmenée à l'école où mon frère JOACHIM NEMET était déjà inscrit en classe de CP1. En effet par amour sans égal pour mon frère, je pleurais chaque jour, lorsqu'à mon réveil, l'on m'informait qu'il était allé à l'école. Mon père, EXPLOITANT FORESTIER, DIAMANTAIRE ET DOYEN DES SECRÉTAIRES GÉNÉRAUX DU PDCI avait tout pouvoir à Bangolo et je pouvais donc être inscrite à l'école, malgré mon jeune âge. Pour tout conclure, mon frère était mon JO d'amour. Un frère fort et très protecteur de sa petite ZRI (mon petit nom qui signifie en guéré, Génie, puisque j’excelle en tout ce que je choisis de faire).

En grandissant, je suis allée en France (pour me récompenser des nombreux tableaux d'honneur) pour mes Etudes et mon frère Joachim a choisi de servir le DRAPEAU IVOIRIEN. Il a été affecté à Bouaké comme Commando de Gendarmerie et il y est resté DIX BONNES ANNÉES. Il a épousé une fille baoulé, l'une des plus belles filles au monde, et ils ont eu un petit garçon. Mon frère Joachim a été plus tard à peine affecté à Ferkessédougou, quand la rébellion a pris son cours dans notre beau pays.

Mon frère a été pris et tué, ongle par ongle, doigt après doigt et il s'est éteint à petit feu dans leurs mains. Son petit garçon de quatre ans (dans le temps) a été sauvé in extremis par les voisins. Sa femme, la belle femme baoulé? violée et tuée selon les témoignages.

Je me rappelle encore la phrase de mon frère JO lorsque notre père avait lui aussi rangé l'arme à gauche en 1988: va ma petite ZRI, mais chaque fois que tu regarderas dans le fauteuil de papa, tu m'y verras assis pour veiller sur toi et notre famille. Mon frère JO et bien d'autres n'ont jamais eu de sépulture. Je me réveille parfois dans les nuits froides d'hiver à Paris et je cours ouvrir ma porte croyant avoir entendu la voix de mon frère à la porte. Je n'arrive pas à le pleurer, je n'ai pas encore rencontré sa mère pour la serrer sur ma poitrine, je n'arrive même pas à effectuer les démarches administratives d'adoption pour son fils Yan afin de le faire bénéficier de la même éducation que mes enfants. Il y a des peines qui ont la dent dure (n'est-ce pas)!!!!!!!!!

Dois-je te relater le nombre de cercueils et autres frais de funéraires que j'ai assumé (et que j'assume encore) seule lors des tueries (qui ont encore cours à l'Ouest et surtout dans les villages Wè)? Cette petite fille d'à peine trois ans, fuyant le feu de la case de ses parents incendiée, rattrapée par les rebelles et remise dans le feu; cette autre tante enceinte (de huit mois) et éventrée en présence de ses quatre autres enfants, le foetus pilé aussi devant eux dans un mortier qui ne devait servir qu'à piler le riz; une autre femme ayant vu la colonne vertébrale de son fils de quatorze ans éclatée sous les balles des rebelles n'a pu poussé qu'un seul cri (pas deux) puisqu'elle a été d'abord violée par cinq gaillards qui l'ont ensuite terminée à l'arme blanche. Les intestins de la grand-mère de ma soeur, éparpillés sur le sol, est une image qui lui revient encore aujourd'hui. On se croirait dans un film d'horreur hein? NON, cela s'est passé à Bangolo dans l'Ouest de la Cote d'Ivoire. Dois-je continuer à te relater d'autres détails? Nous pouvons y passer des années entières.

Je n'ai pas de rancœur, je n'en veux à personne, et je suis fière que mon frère soit resté HOMME. Tu sais Manu, un HOMME (dans ma conception), ce N'EST PAS CELUI QUI N'A QUE DES ATTRIBUTS MASCULINS, car comme tu le sais, des attributs masculins se fabriquent aujourd'hui par le génie scalpel de certains chirurgiens. UN HOMME, c'est celui qui en plus de toutes ces petites choses, sait prendre fermement et tenir la bonne décision et faire le bon choix. Mon frère était un militaire dans l'âme, il est mort en disant, (pendant qu'il ne lui restait qu'un seul oeil et que les mouches et autres scarabées faisaient la fête sur sa chair) "JE CHOISIS DE DÉFENDRE MON DRAPEAU". Alors que mon frère JO comme beaucoup, aurait pu se prostituer pour sauver sa vie en disant juste à ses bourreaux, "oui, je viens dans la rébellion". Il aurait certainement régler DES PROBLÈMES ALIMENTAIRES et serait resté en vie. Mais pour QUELLE COTE D'IVOIRE?. Il a choisi le bon camp, il a défendu son pays et est mort, LES ARMES A LA MAIN. UN VRAI SOLDAT MON FRERE JO. C'EST BIEN NOUS, CELA.

Pardonne-moi de t'avoir fait parvenir ce mail qui restitue la vérité des élections qui viennent de se dérouler. Pardonne-moi d'avoir piétiné ta peine et celle de toutes ces personnes outrées pour les NEUF BUREAUX DE VOTE ANNULES et SURTOUT où les tricheries et autres barbaries ont pris cours pendant ces élections. La peine, la souffrance, je connais que trop.

Pour ma part, je veux juste la paix en Côte d'Ivoire pour aller embrasser le sol de Ferkessédougou qui a englouti les restes  et bu le sang de mon frère JO et enfin FAIRE SON DEUIL.

Merci de m'avoir lue, mon ami Manu, mon Avocat.

Victorine NEMET (une femme qui essaie de s'accrocher à ce qu'il lui reste de la vie en travaillant dur comme tu le sais);

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